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Perlicules
27 juin 2014

Les Filles de Kamaré : porno carcéral et subversion maoïste

Réalisateur : René Viénet

Pays : France

Année : 1974

Kamaré

J’ai revu récemment Les Filles de Kamaré, l’étrange réalisation de René Viénet, et j’ai beaucoup ri. Disciple de Guy Debord, Viénet était un des réalisateurs les plus audacieux de l’école situationniste, s’étant surtout fait connaître par son œuvre intitulée La dialectique peut-elle casser des briques ? détournant un film chinois d’art martiaux à des fins idéologiques et tirant son titre de La dialectique dans la culture des arachides, un authentique film de propagande agricole de l’ère maoïste…

Les Filles de Kamaré, sorti en 1974, n’est autre à la base qu’un film porno japonais mettant en scène de jeunes lycéennes en uniformes (comme quoi le X japonais ne se refait pas). Seulement, Viénet a entièrement refait le montage, rajouté un ou deux plans supplémentaires et il s’est amusé à sous-titrer le film en français. Mais comme il ne connaît pas un traître mot de japonais (et qu’il sait que la plupart des spectateurs français non plus), il se permet de faire dire tout ce qu’il veut aux personnages. C’est un procédé cher aux situationnistes qui avaient commencé par détourner des comics et des bandes dessinées populaires en réécrivant le contenu des phylactères. Au final, au lieu d’avoir un porno japonais de série B comme il en existe tant d’autres, nous avons un film éminemment politique et subversif, plein d’humour, au contenu verbeux (mais assumé comme tel) et ultra-libertaire.

C’est dans les scènes porno à proprement parler que Viénet se laisse aller le plus à sa boulimie dialectique. Ainsi, alors que l’écran nous montre les galipettes de deux lycéennes nues dans un cabinet de toilettes, on peut lire sur les sous-titres : « Le cinéma est à refaire ; tous les spécialistes de la production et de la distribution ne l’empêcheront pas. De ceux-là que je ne veux pas comprendre, mieux vaut n’être pas compris. Jamais je n’ai prétendu révéler du neuf et lancer de l’inédit sur le marché du cinéma. Une infime correction du cinéma porno importe plus que cent innovations accessoires. Seul est nouveau le sens du courant qui charrie la pornographie et les banalités.On échappe à la banalité qu’en la manipulant. Il reste à faire de la liberté des abus divers et précieux. »

En effet, un des côtés subversifs de l’œuvre n’est pas de se construire sur un film X (subversion qui pouvait pourtant éventuellement encore faire illusion dans les années 70) mais au contraire de faire le constat de cette incroyable entreprise de marchandisation des corps qu’était en passe de devenir le porno et d’en tirer les conséquences en terme de contestation du système. Le pensionnat de jeunes filles du film original devient une prison (transition lourde de sens pour qui connaît le combat mené par les situationnistes contre tous les systèmes pénitentiaires) dans laquelle on cite fréquemment des noms aussi lointains que la Santé ou Fleury-Mérogis. Dans ces murs, on retrouve pêle-mêle une voleuse de voitures, une « branleuse de routiers » (je cite – et elle ajoute pour sa défense « mais je ne branle que des prolos »), une « bouffeuse de curés » (dont l’insulte favorite est « chrétien de gauche ! ») et une lectrice hérétique des Habits neufs du président Mao, le célèbre ouvrage à charge de Simon Leys. Toutes plus sexys les unes que les autres ainsi que l’exigent les règles du genre.

L’originalité du film (si tant est qu’il en manquât jusqu’ici), c’est alors de nous parler de tout autre chose que du Japon. Les dialogues évoquent, en vrac, les tortures pendant la guerre d’Algérie, les conflits au sein de la 1ère Internationale, la dictature chilienne, la répression stalinienne contre le POUM durant la guerre civile espagnole, ou encore la révolte de Cronstadt. Mais surtout, on y parle de la Chine, abondamment, et sur un ton à la fois docte et irrévérencieux. La scène la plus mythique du film restera sans doute celle du coït entre un bureaucrate dépravé et une prostituée-étudiante, le postérieur de cette dernière confortablement calé sur un livre de poche qu’un zoom nous révèle être l’édition 10/18 du fameux Revo Cul dans la Chine Pop (comprenez « Révolution Culturelle dans la Chine Populaire »). Là encore, le message est clair et on retrouve l’opposition communistes/libertaires, déjà esquissée un peu plus tôt dans le film par une guerre de gangs entre le clan des « débauchées marxistes » et celui des « salopes bakouninistes » (là encore je cite). Vers la fin, alors que les lycéennes/prisonnières achèvent de se révolter contre l’autorité et saccagent leur pensionnat/prison tout en affrontant des escouades de flics anti-émeutes (qui appellent à la conciliation sous prétexte qu’ils sont syndiqués), la voix off lit un texte dont la traduction fantaisiste de Viénet nous apprend qu’il s’agit d’un télégramme envoyé en 1968 par les étudiants en lutte de la Sorbonne au comité central du Parti Communiste Chinois, dans lequel ce dernier est critiqué violemment et qui finit par : « A bas l’Etat ! Vive la Grande Révolution Culturelle… de 1927 (!) »

Pour résumer, je dirais que Les Filles de Kamaré est un film à la fois curieux, amusant et énervant, comme peut l’être tout manifeste. Certains le trouveront bavard et confus et s’ennuieront durant les controverses idéologiques en attendant les scènes X. Pour pouvoir apprécier ce film, il faut s’intéresser à l’effervescence qui animait la création underground de l’époque, notamment dans les milieux culturels proches de l’extrême gauche, et saisir à quel point les querelles entre maos et anti-maos étaient vives et significatives, même si loin de Chine.

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