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Perlicules
30 mai 2014

La Jeune Fille au Carton à Chapeau : variation burlesque sur la crise du logement

Réalisateur : Boris Barnet

Pays : URSS

Année : 1927

La Jeune Fille au Carton à Chapeau

L’ensemble musical Laborintus, qui tourne depuis quelques temps en accompagnant en live les projections de La Jeune Fille au Carton à Chapeau, donne l’occasion au public contemporain de découvrir cette perle du cinéma burlesque soviétique, genre peu connu s’il en est. Cette œuvre occupe une position particulière dans la filmographie russe du fait qu’au-delà du propos comique (qui reste l’élément primordial), elle tient à la fois du film de propagande et du film critique à l’encontre du système. En effet, il est à l’origine conçu comme une publicité détournée pour faire la promotion des emprunts d’Etat, mettant en scène des personnages devenant riches d’un jour à l’autre grâce à cette loterie nationale, l’enjeu étant d’inciter les spectateurs à tenter leur chance et à acheter des bons. Mais le cinéaste en profite pour critiquer une partie de la nouvelle classe moyenne soviétique, les propriétaires, spéculant sans vergogne sur leurs biens immobiliers en pleine crise du logement.

Natacha (interprétée par l’hypnotisante Anna Stern) fabrique des chapeaux à la campagne avec son grand-père. Régulièrement elle les livre chez un couple de chapeliers de Moscou, Mme Irène et M. Nicolaï, chez qui elle loue une chambre pour des raisons administratives mais où elle ne dort presque jamais. Mme Irène exige pourtant qu’elle y passe quelques nuits pour tromper la méfiance du syndic et de l’inspecteur des finances, qui se doutent de quelque chose. Natacha pense régler le problème en proposant la chambre à Ilya, un jeune vagabond qu’elle a rencontré dans le train et qu’elle cherche à aider ; pour lui permettre d’occuper sa chambre, ils concluent un mariage blanc, seul moyen de pouvoir imposer la présence du jeune homme aux chapeliers très réticents à accueillir ce marginal dans leur maison bourgeoise. La situation prend alors un tout autre tour lorsque Nicolaï, payant les derniers chapeaux de Natacha avec un bon de la loterie nationale (manière sournoise de conserver en vue de ses propres besoins l’argent que lui a confié sa femme pour les salaires), découvre que le bon en question a rapporté 25'000 roubles à son possesseur !

Le jeune Boris Barnet, qui n’a alors que 25 ans, paraît clairement influencé par la Feks (“Fabrique de l’acteur excentrique”), un collectif théâtral et cinématographique d’avant-garde encourageant – la plupart du temps dans une intention comique et en s’inspirant d’arts populaires comme le cirque ou le carnaval – un jeu d’acteur fait de grimaces, de danses et de gesticulations. Une des premières scènes est caractéristique du genre : Natacha quitte sa maison et suit un long pont en bois qui s’élève sur la neige, suivie par Vogelev, son soupirant secret ; alors qu’elle avance d’un pas sûr en regardant droit devant elle, le jeune homme ne fait que glisser, trébucher et tomber, alternant les chutes et les jeux de jambe désespérées pour tenter de rattraper son retard. Une autre, dans le même esprit, nous présente le réveil d’Ilya dans sa chambre vide à l’issue de sa première nuit, accomplissant ses exercices physiques matinaux sur un mode de clownerie qui n’est pas sans faire penser au burlesque américain de la même époque. La scène où des invités réunis à manger chez les chapeliers doivent libérer la pièce pour laisser s’installer les jeunes mariés est une des plus drôles ; un des convives, resté endormi sur sa chaise, se retrouve balloté d’une pièce à l’autre comme un meuble sans s’apercevoir du grand chambardement.

Le réalisateur expérimente par ailleurs quelques procédés formels assez novateurs : une succession de variations focales entre l’arrière-plan et l’avant-plan dans un dialogue entre Natacha et Ilya (ce qui, pour un spectateur contemporain, rappellera malheureusement plutôt les produits télévisuels et quelques mauvais films des années 1990 qui ont exploité cet usage jusqu’à la corde) ; l’idée d’opter pour un plan subjectif lorsque Natacha scrute une place moscovite pour y chercher Ilya, l’image étant présentée alors comme vue depuis l’œil de l’héroïne et apparaissant entre les contours arrondis d’une lentille ; la silhouette noire et titubante de Vogelev se démenant au loin sur la ligne d’horizon d’un paysage enneigé réduit à l’expression d’un monochrome… Mais le premier atout du film reste peut-être tout simplement Anna Stern elle-même, ses grands yeux en état de stupéfaction permanente, sa force d’expression, le charisme incontestable de sa physionomie. On comprend, dès lors, que la Feks ait été une des sources d’inspiration de ce qui deviendra le cinéma expressionniste.

 

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