Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Perlicules
1 août 2017

Kumari : « Oublier ton monde heureux pour pouvoir vivre dans mon monde obscur »

Réalisateur : Prem Bahadur Basnet

Pays : Népal

Année : 1977

Kumari

Kumari présente la particularité d’être le premier film népalais tourné en Eastmancolor, un procédé de reproduction de la couleur lancé par Kodak, plus fidèle aux teintes d’origine que le technicolor, et qui eut son heure de gloire dans les années 1950. Les couleurs ainsi reproduites vieillissent toutefois rapidement, comme on le voit avec ce film qui, une quarantaine d’années après sa sortie, présente une palette à dominante violette avec quelques notes de rose, de mauve et de rouge, ce qui n’est pas dénué d’une certaine poésie mais ce qui ne correspond en rien aux intentions d’origine de son réalisateur. Une scène nous montre d’ailleurs le personnage masculin principal arborer au cours d’une promenade un manteau d’un rouge vif susceptible, par son éclat soudain à l’écran (alors que dans la pellicule d’origine il était sans doute censé se fondre dans le décor), de réveiller sur le champ tout spectateur qui aurait eu le malheur de s’endormir !

Le film s’ouvre sur une série de travelings présentant les diverses faces d’un temple, accompagnés d’une voix-off, celle de l’héroïne, Shova, expliquant qu’elle a été élevée en ces lieux comme une déesse vivante et qu’elle n’en est sortie qu’en renouant avec la commune humanité, c’est-à-dire au moment de ses premières menstrues. Après un générique involontairement psychédélique (du fait des distorsions d’une bande-son très dégradée et de la couleur rose vive des étoiles qui gravitent en arrière-plan), nous retrouvons Shova en plein dilemme. Elle aime Ajay, qui dirige un atelier de sculpture sur bois et qui l’a demandée en mariage, mais elle est persuadée d’être toujours une déesse et sait que tout homme qui épousera une déesse sera irrémédiablement maudit et mourra rapidement après les noces. « Pourquoi n’y a-t-il pas de place pour l’amour dans ce cœur qui contient le monde entier ? » se désole-t-elle. Le jeune homme ne croit pas à cette superstition, pas plus que Nanu, la sœur de Shova, qui s’adonne à la peinture et qui essaie de convaincre sa sœur qu’elle est à présent une femme comme toutes les autres et n’a rien à craindre de cette malédiction.

Toute l’étrangeté de Kumari (s’il en manquait encore) réside dans le fait qu’une fois cette trame posée, aucun élément significatif n’interviendra jusqu’au moment final où Shova acceptera le mariage, convaincue par les raisons des deux autres qui, il faut le préciser, vivent tous dans la même maison mais dans des appartements différents. D’ici là, le film se déroule comme une valse-hésitation composée de promenades au bord de la rivière, de pique-niques dans les collines, de conversations et de chansons accompagnées de quelques pas de danse, dans la plus pure tradition du cinéma népalais. Ce qui, il faut le préciser, n’ôte rien à l’intérêt du long métrage qui se laisse regarder très agréablement ; il s’agit simplement d’une manière différente – auquel le spectateur occidental est moins habitué – de raconter une histoire.

Les jours passent, rythmés par une situation qui se répète chaque soir, inlassablement : Ajay, assis dans son salon vêtu de sa robe de chambre, joue d’un instrument à cordes indéfinissable (du moins pour moi) et la musique traverse les murs jusqu’aux oreilles de son serviteur, qui se saoule méthodiquement en battant la mesure, de Nanu, qui peint en appréciant l’air, et de Shova, toujours plus ou moins absorbée par la prière ou quelque ouvrage de broderie. Celle-ci finira par lui demander, lors d’un déjeuner sur l’herbe, de briser son instrument et de renoncer en même temps à ce mariage car, explique-t-elle dans une sorte d’apologie de la mortification, « il faut que j’oublie ton monde heureux pour pouvoir vivre dans mon monde obscur ». Aux joies sensuelles de la musique s’oppose la désincarnation de la déesse vivante, sa nécessaire austérité, d’où sa demande. Regrettant cette exigence à la fin du film, Shova offrira un nouvel instrument à Ajay, réjoui (car ce geste, ce retournement, signifie pour lui que le mariage est à nouveau possible), qui en embrassera et en titillera longuement les cordes d’une façon telle qu’il est impossible au spectateur de ne pas songer, devant cette nouvelle singerie, à l’évocation très explicite d’un cunnilingus.

Ces scènes répétitives sont entrecoupées d’autres scènes, tout aussi récurrentes mais dont le rapport avec la trame du film ne saute pas aux yeux. On y suit la vie nocturne très calme d’un bar peu fréquenté aux murs recouverts de tapisseries d’un goût discutable. Au comptoir, trois ou quatre compères se chamaillent un peu et s’ennuient comme des rats morts, l’un d’eux remplissant à intervalles réguliers son verre du contenu d’une flasque qu’il sort discrètement de sa poche. Dans la salle, un serveur au visage traversé de rictus tente désespérément de récupérer des pourboires sur les tables désertées sans se faire voir de son collègue. A la caisse, la patronne, rêveuse, très occupée à attendre que le temps passe, ne sort de son apathie que pour servir un camionneur moustachu qui vient boire du rhum chaque soir et dont on devine qu’elle est amoureuse. Cette scène très descriptive est réitérée à trois ou quatre reprises dans le film avec d’infimes variations et on ne comprend pas très bien le sens de ces interludes. Le seul lien, très ténu, avec le récit principal réside dans le fait que le camionneur moustachu rêve de posséder la belle Shova, qu’il lui déclarera même sa flamme et que bien mal lui en prendra puisqu’il périra dans un terrible accident de la route.

A Ajay qui lui demande une bonne raison de renoncer au mariage qu’ils désirent pourtant tous les deux, la jeune femme lui répond : « C’est une longue histoire, on n’a pas le temps, c’es le chaos complet. » On pourrait dire, pour peu qu’on ait l’esprit taquin, que cette réplique résume à elle seule l’intrigue de ce film très désarçonnant. Mais c’est peut-être justement cette étrangeté, ce caractère délié, filtré par les tons mauves de l’Eastmancolor, qui lui confère ce charme indéniable et lui vaut de se voir attribué, par votre serviteur, la distinction de perlicule.

Publicité
Publicité
Commentaires
Publicité