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Perlicules
1 janvier 2019

L’Ornithologue : « Regardez les oiseaux du ciel, ils ne sèment ni ne moissonnent… »

Réalisateur : Joao Pedro Rodrigues

Pays : Portugal

Année : 2016

L'Ornithologue 01

Lorsqu’on entend dire d’un film qu’il évoque les thématiques du catholicisme et de l’homosexualité, on peut s’attendre au pire. On est porté à craindre de tomber rapidement dans un ennui profond, obligé de visionner une énième « œuvre » bien pensante, laquelle part invariablement du principe qu’il suffit d’enfoncer des portes ouvertes et de combattre des moulins à vent pour choquer le bourgeois (qui, en vérité, en a vu d’autres depuis le temps et à qui il faut désormais des épices plus relevés). Cette appréhension bien compréhensible est due au fait que nous avons oublié qu’il était possible de réaliser des films homosexuels qui ne soient pas militants comme il était possible de parler du catholicisme sans verser dans un anticléricalisme convenu (ni dans la bigoterie). C’était pourtant le cas d’un maître comme Pier Paolo Pasolini comme c’est le cas, aujourd’hui, d’un dramaturge comme Olivier Py ou d’un cinéaste comme Joao Pedro Rodrigues, qui a réalisé L’Ornithologue.

Fernando, un ornithologue passionné de randonnées solitaires pour observer les oiseaux (la première scène le montre en train d’admirer la couvaison d’un grèbe huppé), part quelques jours à la recherche d’une espèce rare, la cigogne noire, en kayak sur le fleuve Douro, près de la frontière entre le Portugal et l’Espagne. Mais, distrait par son observation et concentré sur ce qu’il voit à travers ses jumelles, il ne remarque pas qu’il approche dangereusement de chutes, qui vont engloutir son embarcation. Inanimé, il est recueilli par Lin et Fei, deux catholiques lesbiennes chinoises effectuant le pèlerinage de Saint-Jacques de Compostelle et s’étant égarées dans la région. Elles lui sauvent la vie mais se méfient de lui. Peut-être parce qu’il leur a avoué qu’il n’a pas la foi, peut-être parce qu’il ne croit pas non plus aux esprits de la forêt – les Tengu – qu’elles paraissent tant redouter, peut-être tout simplement parce qu’il s’agit d’un homme et qu’elles s’en méfient par principe. Elles le ligotent alors solidement, suspendu à un arbre selon une méthode qui rappelle autant le shibari japonais que le bondage des clubs spécialisés. Comme il est question de choses plus désagréables encore (comme de le castrer), il fait tout pour s’échapper et, perdu dans un paysage aussi pittoresque que sauvage, multiplie dès lors les rencontres étranges : une secte païenne de danseurs emplumés qui chassent les sangliers à mains nues et ont récupéré l’épave de son kayak pour en faire un objet de culte, un jeune berger sourd-muet nommé Jésus qu’il initie à l’amour grec avant de provoquer sa mort suite à un coup de couteau porté accidentellement, des cavalières topless, tenant à la fois des Amazones et de la figure de Diane chasseresse, parlant latin et chassant au fusil au milieu d’une forêt excessivement giboyeuse, ainsi que divers animaux empaillés plutôt exotiques (léopards, girafes, rhinocéros…) postés dans la forêt tels des sentinelles et dont on ne sait pas trop qui les a mis là.

Ce récit paraitra complètement absurde si on ne comprend pas qu’il s’agit d’une relecture de la vie de Saint Antoine de Padoue, saint patron de Lisbonne, figure bien connue dans la culture portugaise. Cet homme, qui comme le héros du film s’appelait Fernando avant d’être converti, avait été initié par des franciscains (remplacés ici par les pieuses pèlerines chinoises) et avait le don de bilocation, capable de prêcher en deux endroits simultanément. Suite à un naufrage, il avait changé de nom et s’était résolu à prôner le dénuement, comme Saint-François, parlant comme lui aux animaux (le film nous le montre en train de s’adresser à des poissons) et comprenant toutes les langues (ce qui explique qu’on le voit répondre en portugais aux chasseresses s’adressant à lui en latin). Les parallèles ne s’arrêtent pas là : le pull à capuche brun que porte Fernando n’est pas sans faire penser à la robe de bure des moines, et pour faire tenir ses pantalons militaires il ne se sert pas d’une ceinture mais d’une cordelette, comme celle des franciscains. Rodriguez, qui traite son sujet davantage en artiste qu’en exégète, mêle toutefois les récits et les interprétations dans une confusion assumée. En se brûlant le bout des doigts pour effacer ses empreintes digitales (l’abandon de ses papiers d’identité et de son téléphone portable symbolisant le dénuement volontaire de Saint-Antoine) avant de toucher la plaie de Jésus ressuscité, Fernando incarne plutôt Saint-Thomas, qui ne pouvait croire au miracle de la résurrection sans mettre les doigts dans les stigmates du Christ. La scène de bondage, dans la posture du corps et la représentation, évoque irrésistiblement le martyr de Saint-Sébastien, grande figure chrétienne qui avait déjà fasciné bien d’autres artistes homosexuels (on pense évidemment à l’écrivain Yukio Mishima).

Les influences de L’Ornithologue, quoi qu’il en soit, sont multiples. J’ai parlé plus haut de Pasolini : impossible de ne pas y penser dans la scène avec le berger sourd-muet, lequel, dans son physique comme dans son jeu, est un personnage qu’on ne peut qualifier autrement que de pasolinien. Le mélange constant durant tout le film entre esthétique inspirée de la peinture religieuse classique et fascination érotique pour le corps masculin est, contrairement à ce qu’on pourrait craindre, particulièrement heureux. Le repas nocturne réunissant autour d’un feu de camp les deux Chinoises et Fernando, les épaules recouvertes de son sac de couchage, prend les allures léchées d’un tableau du Caravage. Le plan montrant le héros couché, presque nu, épuisé après s’être libéré de ses liens, en appelle, dans la posture du corps, dans cette rencontre de la langueur et du sacré, à la familiarité que notre œil entretient avec les grandes œuvres picturales de l’art catholique italien. Et cette éclipse de lune, filmée à plusieurs reprises lors de la scène de résurrection, n’évoque-t-elle pas une troublante analogie visuelle avec les représentations classiques de l’ouverture du tombeau du Christ ? Le soleil noir passant devant la lune ne ressemble-t-il pas étrangement à cette grosse pierre qu’on pousse de côté devant l’ouverture arrondie du sanctuaire dans lequel s’apprêtent à pénétrer les apôtres ? Impossible également, devant ce jeu narratif et fantaisiste autour des grands récits chrétiens – jeu pourtant dénué de toute volonté blasphématoire ou désacralisante (bien au contraire !) – de ne pas se souvenir de La Voie lactée de Bunuel. Quant à la forêt omniprésente, il est difficile de ne pas penser à un cinéaste comme le Thaïlandais Apichatpong Weerasethakul (le réalisteur de Oncle Boonmee et de Cemetery of Splendour) ; Rodriguez, lui, se réclame explicitement de l’influence d’Henry David Thoreau.

De la nature il en est beaucoup question et c’est aussi un des points intéressants du film. Les paysages sylvestres et rocheux qui s’élèvent de chaque côté du fleuve sont superbement filmés, la caméra prend le temps de s’attarder sur les oiseaux (le réalisateur rêvait d’être ornithologue, comme son héros, avant de se tourner vers le cinéma) et la qualité de l’image tient parfois, surtout au début, de celle d’un très bon documentaire animalier. Le spectateur se met tour à tour à place de Fernando et des oiseaux, l’observateur devenant lui aussi un observé : dans le second cas, le personnage est filmé d’en dessus, comme si c’était l’aigle ou la cigogne qui tenait la caméra, donnant un effet vertigineux. Dans ces plans-là, on ne s’en rend pas bien compte mais ce n’est en fait plus Paul Hamy, l’acteur principal, que l’on voit, mais le réalisateur lui-même qui l’a remplacé. D’ailleurs c’est Rodriguez qui double Hamy durant tout le film, l’acteur français s’exprimant alors avec la voix (et la langue) du réalisateur portugais. Il finit même par carrément le remplacer dans les dernières scènes, lors du stade ultime de la sanctification, de la mutation de Fernando en Saint-Antoine.

En conclusion, que penser de cette scène finale où l’on voit Saint-Antoine, dans le détachement de la sainteté, sortir enfin de la forêt et arriver à Padoue, donnant la main à une des créatures emplumées qui n’est autre que Thomas, le double de Jésus portant le masque de la secte impie. Comment comprendre ce symbole ? Idylle homosexuelle ? Réconciliation pagano-chrétienne ? Conversion des esprits ancestraux de la forêt à la religion nouvelle ? Elévation de Saint-Antoine à la hauteur du Christ ?... Bien malin qui saurait le dire !

 

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