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Perlicules
1 mai 2018

Sarah joue un loup-garou : longs opéras, courtes existences

Réalisateur : Katharina Wyss

Pays : Suisse

Année : 2018

Sarah joue un loup-garou 1

Dans la vieille ville de Fribourg, à l’ombre de la cathédrale et sous les accords capiteux du Vaisseau fantôme de Wagner, une jeune fille erre, fuyant et traquant tout à la fois la silhouette longiligne du « tortionnaire », ce spectre sadique en quête de vestales tourmentées, ce croquemitaine qui « joue de la musique sur le corps des femmes coupables ». C’est du moins ce qu’écrit Sarah, c’est la rêverie à laquelle elle convie son amie Alice, cette étudiante au délicat accent germanique qui lit Georges Bataille dans la langue de Novalis et qui aime à griffonner des scènes du supplice de Saint Sébastien transpercé de flèches durant ses moments perdus. Alice qui l’emmène dans les églises admirer sur les vitraux le martyre de Sainte Barbara recevant la torture « comme la caresse d’une plume de paon ». Dans son Autre Histoire de la littérature française, Jean d’Ormesson se demandait « qui met encore le nez aujourd’hui […] dans les clairs de lune sur le Meschacebé et dans les tourments des vieillards ou des adolescents échevelés en train d’enterrer une jeune vierge au milieu des forêts ». Eh bien Katharina Wyss est de celles qui y mettent le nez, nous rappelant qu’à toutes les époques, la nôtre y compris, le tourment romantique est le propre de l’adolescence, qu’il est souvent vécu sur un mode tragique et que, comme au temps des Souffrances du jeune Werther de Goethe, il arrive qu’on en meure.

Sarah, interprétée par la prometteuse Loane Balthasard, est une jeune Fribourgeoise de 17 ans qui suit des cours de théâtre dans son lycée. Très solitaire, elle n’a guère d’autre confident que son grand frère mais celui-ci est parti vivre à Eidelberg pour suivre des cours sur la Liebestot chez Wagner. Elle décide donc de faire croire à son amie Alice que son frère s’est suicidé… Son père, lui aussi passionné d’opéra, est imprégné de l’élévation dramatique propre aux héros de ses œuvres favorites, et dit à sa fille ce qu’elle veut entendre, à savoir que oui, l’amour comme dans les opéras, ça existe bel et bien. Très démonstratif, il lui conte l’histoire de Siegfried et Krimhield et l’invite à méditer sur le thème de la vengeance sacrée tout en se laissant parfois aller à des manifestations d’affection où semblent s’exprimer ses tentations incestueuses. Sa mère, quant à elle, parait dénuée de toute autorité et assiste impuissante à la dérive de sa fille, laquelle parvient à lui faire croire qu’elle a un petit ami, Luc, mais que celui-ci vient de mourir. Les suicidés de la littérature, du théâtre et de l’opéra, tout comme ses morts imaginaires, jalonnent le parcours de Sarah, un parcours dont la fin nous est donnée dès les premières secondes du film, avec l’image d’une falaise au pied de laquelle on a gravé les noms de tous les disparus trop tôt.

Sarah est isolée, incomprise. Est-elle donc la seule à avoir compris, comme elle l’explique à sa professeur de littérature, que le poignard que Juliette se plonge dans le cœur après l’empoisonnement de Roméo est une allégorie de la pénétration, désirée mais rendue impossible par la mort de l’amant ? Seule dans sa chambre, vêtue d’une robe blanche, elle rejoue cette scène de Shakespeare, mime le sacrifice de Juliette, se mettant en scène elle-même tout en lisant la pièce, faisant danser les reflets du soleil sur son couteau. La mort est partout, désirée, érotisée : dans les reproductions des tableaux du Louvre qu’elle admire dans un livre de son père, dans les abeilles auxquelles elle est allergique et qui ont bien failli déjà la faire trépasser, dans les performances théâtrales aux accents sado-masochistes qu’elle met en scène avec Alice en s’inspirant des martyres chrétiennes. Et, le thème étant donné dès le départ, la cinéaste s’amuse à nous orienter sur de fausses pistes, avec ses images de ponts élevés où passent les voitures (et dont on s’attend, dans ce contexte, à voir chuter des malheureux) ou avec la première apparition à l’écran de Sarah, étendue sur le sol comme une morte, avant qu’on ne comprenne qu’il ne s’agit que d’un exercice de son cours de théâtre.

Parler du romantisme sous une forme esthétique réaliste n’est pas une chose aisée, c’est même une sorte d’oxymore. Ni la musique wagnérienne ni les tours médiévales de la vieille cité helvétique ne parviennent à soustraire Sarah à la lumière crue du spectacle naturaliste, un spectacle qui nous la présente davantage comme une tête à claques capricieuse que comme une héroïne de Chateaubriand. Cette ambigüité est volontaire : si Sarah nous inspire de la pitié, c’est du fait de ses maladresses, de son incapacité à s’intégrer à la communauté des jeunes ordinaires, du sentiment de gâchis que nous avons tous à l’évocation d’une suicidée de 17 ans – et non pas du fait de sa noblesse tragique, largement incomprise car incommunicable. Et pourtant… Et pourtant n’y a-t-il pas plus de beauté, de sensibilité et d’intensité dans la brève existence d’une adolescente s’identifiant à Juliette et se parant des atours virginaux d’Atala pour aller écouter Tristan et Iseult à l’opéra de Zurich, que dans celle de tous ces jeunes ordinaires, blasés de tout, conditionnés par le consumérisme et anesthésiés par la sous-culture de masse ? Sans doute. Mais si le romantisme nous a appris quelque chose, c’est que les médiocres sont souvent plus aptes à la survie que les êtres passionnés.

 

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