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Perlicules
1 juin 2017

El Otro Cristobal : maquisards de la terre et putschistes du ciel

Réalisateur : Armand Gatti

Pays : Cuba

Année : 1963

El Otro Cristobal

Un beau jour, Armand Gatti, le bouillonnant poète anarchiste, combattant de la Résistance française et réalisateur de L’Enclos, un film sur les camps allemands, débarque à Cuba et explique à ceux qui l’interrogent : « Je suis venu gagner la guerre d’Espagne avec une caméra. » Fidel Castro le prend en sympathie et lui donne toute latitude pour tourner le film qu’il souhaite, lui adjoignant un assistant de premier choix en la personne d’un certain Ernesto Guevara… Arrivé presque sans un sou, Gatti se met donc à tourner, mobilisant des prisonniers pour la figuration (un peu comme le Renoir du temps de La Marseillaise avec les grévistes de chez Peugeot) mais les difficultés vont s’enchaîner. Les troupes américaines tentent de débarquer dans la Baie des Cochons, le tournage se poursuit durant les batailles mais il devient impossible d’enregistrer la bande-son à cause du bruit permanent des détonations militaires ; de plus, plusieurs membres français de l’équipe, effrayés par le danger, quittent l’île et abandonnent le projet. Gatti s’obstine, continue et arrive au bout de son film, tourné en espagnol avec une narration française en voix off, qui représentera Cuba au festival de Cannes et obtiendra le prix de la mise en scène à Moscou.

Dans un pays imaginaire d’Amérique latine règne d’une main de fer un caudillo peu amène, l’amiral Anastasio. Alors qu’il s’occupe d’un projet pharaonique, la construction d’un grand canal, il offense Dieu (qui porte ici le nom d’Olofi) qui le transforme en coq et le fait mourir. Anastasio arrive alors au Purgatoire, symbolisé par une salle de casino où se joue le salut des âmes. Recourant, comme dans son existence terrestre, à la tricherie et à la violence, il parvient à prendre en fraude le chemin du Paradis avec son fidèle bras droit et, une fois dans le saint des saints, il mène un putsch contre les Anges et prend le pouvoir, réduisant Dieu et ses serviteurs à la captivité. Pendant ce temps, sur terre, les entrepreneurs impliqués dans la construction du canal tentent de faire croire au peuple que l’amiral est toujours vivant afin de ne pas susciter de trouble dans le pays. Cristobal et Julio, deux prisonniers, s’évadent et se réfugient dans le village du second, qui habite à Tecunuman, une petite île pour laquelle Gatti s’est inspiré de l’ancienne civilisation guatémaltèque. Aidés par la Sainte Vierge (qui a pris le maquis), les deux amis vont mobiliser les villageois pour lancer l’assaut contre le ciel et chasser le tyran. Tecunuman est déclaré « territoire libre du ciel et de ses dépendances » et, armant des chars volants, les insurgés vont assaillir le Paradis et libérer Olofi. Après la victoire, Cristobal est nommé surveillant des écrans (qui est le moyen qu’ont les Anges de contrôler ce qui se passe sur terre) mais la nostalgie terrestre finit par être la plus forte et il retourne dans le monde des vivants en compagnie d’un enfant qui l’accompagne dans sa fuite.

L’inspiration surréaliste n’est jamais loin dans ce film : la secrétaire du Paradis ne produit, en ouvrant la bouche, qu’un bruit de machine à écrire ; la Vierge et l’Archange Gabriel communiquent au moyen de talkies-walkies ; les bureaux des entrepreneurs sont toujours mis en scène dans des décors extérieurs, au bord d’étangs dans des jardins ; une dame que Cristobal a kidnappée après son évasion se retrouve transformée en image bidimensionnelle ; les Anges s’adonnent à la corrida ; des personnages se transforment à tous moments en coqs, en taureaux, en chevaux, en perroquets géants, parfois sans raison apparente… L’humour également : le radiesthésiste qui cherche le successeur du dictateur en faisant passer son pendule sur les photos des ministres ; la réunion burlesque des « Etats amis » qui veulent tous faire passer le canal sur leur territoire et finissent par chanter en chœur devant un public d’oiseaux empaillés ; l’orgue mécanique détraqué qu’emportent les héros dans leur fuite et qui se met à jouer sans prévenir ; le même orgue dans lequel Cristobal et Julio transportent leurs affaires et qui, lorsqu’ils le vident, semble sans fond, à l’image du pélican de Pezzi… 

Mais de la poésie surtout : le contraste des personnages en contrejour sur le ciel caribéen, le léger accéléré de certains mouvements, les étoiles projetées dans la mer au cours du bombardement céleste, les chants cubains qui entrecoupent le récit, le décor du Paradis avec ses grandes sphères en bois et sa baleine congelée (on sent l’inspiration théâtrale, domaine de prédilection de Gatti) et surtout l’esthétique archaïque et rituelle créée autour du village lacustre de Tecunuman – ses pontons à ras de la mer, ses costumes d’un autre temps, ses hommes armés de longues palanches dont ils battent l’eau, ses chars fantastiques qui tiennent plus du bricolage artistique que de l’art de la guerre et qui s’élèvent dans les cieux, et la scène mémorable de la cérémonie funèbre d’immersion du corps de la Vierge. Illustrant la croyance profonde de Gatti en l’homme – il aimait à dire que chaque homme peut être Dieu – cette fable fantaisiste reflète bien la complexité du vieil aventurier qui vient de nous quitter en avril dernier et qui oscilla sans cesse entre communisme libertaire et mysticisme.

 

Armand Gatti s'exprime sur son film (archive RTS)

Entretien de l'auteur avec Armand Gatti peu avant son décès

 

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