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Perlicules
2 juin 2013

L’Homme au Complet Blanc : union sacrée des classes ou obsolescence programmée ?

Réalisateur : Alexander Mackendrick

Pays : Angleterre

Année : 1950

The Man in the White Suit

Il y a vraiment quelque chose de précurseur dans cette comédie faussement légère qui touche à un sujet dont on parle beaucoup aujourd’hui mais qui n’était que très peu évoqué il y a soixante ans : l’obsolescence programmée – soit la décision des producteurs de maintenir une durée de vie basse à leurs produits de façon à pouvoir en vendre davantage. Quiconque a pu comparer, par exemple, la durée de vie d’une batterie de téléphone portable il y a dix ans et aujourd’hui connaît ce phénomène et a compris qu’il n’est pas imputable à la seule technologie (puisque cette dernière se développe, pour le reste, en suivant le sens du progrès) mais à des choix commerciaux.

Avec ce film tourné en 1950, nous sommes bien loin des affaires de téléphones portables mais le principe est le même et l’histoire se passe dans le milieu de l’industrie textile. Sidney Tratton (Alec Guinness) est un savant passionné par une recherche qu’il mène à titre personnel mais qui, faute de moyens, est forcé de travailler comme manœuvre dans de grands laboratoires industriels pour pouvoir profiter en cachette du matériel chimique à disposition. Surpris dans ses expériences, accusé d’avoir passé de grosses commandes d’hydrogène au nom des entreprises qui l’emploient, il est successivement viré de tous les laboratoires où il travaille jusqu’au moment où il parvient enfin, avec le soutien d’un entrepreneur un peu plus hardi, M. Birnley (Cécil Parker), à faire aboutir ses recherches et à découvrir la formule d’un tissu inusable et intachable. Une vraie révolution technique ! Il se fait tailler un costume blanc dans cette étoffe pour le tester et cela fonctionne comme prévu, le moindre grain de poussière est repoussé du vêtement par l’électricité statique contenue dans le tissu… Mais autour de lui, on est loin de partager son enthousiasme : M. Birnley, épaulé par les autres entrepreneurs de la branche, imagine déjà le déclin vertigineux de ses ventes, et les ouvriers, eux, craignent de se retrouver au chômage. C’est donc l’union sacrée des productivistes, patrons et prolétaires, contre le “progrès”, lequel permettrait de créer des vêtements garantis pour toute une vie. « Capital et mains laborieuses sont côte à côte, explique le propriétaire de l’usine en recevant chez lui une délégation syndicale menaçant de faire grève en cas d’adoption de cette nouvelle formule. Une fois de plus, nous avons besoin les uns des autres. » On pense inévitablement au final du Métropolis de Fritz Lang (1924) qui, dans une vision organiste de la société, appelle à la coopération de la tête et des mains. Tout cela se termine par une chasse à l’homme et lorsqu’on met enfin la main sur Tratton, ses assaillants s’aperçoivent que son costume part en lambeaux… L’expérience a finalement échoué et chacun, à l’exception du héros, s’en trouve soulagé. Ce dernier, désabusé, quitte l’usine mais l’ultime plan du film le montre sautillant sur le trottoir, gagné par un enthousiasme soudain, laissant entendre qu’il n’a pas renoncé et qu’il va reprendre ailleurs ses expériences…

Il est très difficile de situer le point de vue du réalisateur tant il prend soin de maintenir une certaine ambigüité sur son propos. Est-ce un film marxiste mettant en garde les travailleurs contre les risques que le développement technique ferait courir au marché du travail ? Est-ce un film bourgeois et paternaliste appelant à l’union des classes sociales rangées derrière l’impératif productif ? Est-ce un film progressiste moquant la frilosité des uns et des autres et faisant l’éloge de l’innovation et de l’initiative individuelle ? Est-ce un film écologiste avant la lettre, voire décroissant, critiquant l’impasse du productivisme ? Le fait de faire du savant le héros du film nous ferait pencher pour la troisième hypothèse (l’idéal du progrès avant toute considération), ou même la quatrième, mais une des dernières scènes nous montre Tratton fuyant dans la nuit et rencontrant soudain une vieille lavandière portant du linge sale et qui lui reproche, avec son invention, de lui ôter son travail et son utilité ; et le héros, que les arguments de son patron et des syndicalistes avaient laissé insensible, semble soudain prendre conscience des conséquences involontaires de sa découverte…

L’ambigüité est renforcée par les effets de symétrie dont le film est parcouru : Tratton est séquestré deux fois, une fois par M. Birnley dans la villa de ce dernier (il s’échappe d’ailleurs par la fenêtre grâce à un fil de son costume, qui a la vertu d’être incassable…), une fois dans une cave par la déléguée syndicale, et toujours pour la même raison. Il s’apprêtait en effet à partir à Manchester pour mettre les médias au courant de sa découverte. Faut-il voir, dans ce choix de Manchester, un clin d’œil au théoricien marxiste Friedrich Engels qui était justement propriétaire d’une filature dans cette ville ? Tratton rencontre deux femmes dont on pense qu’il pourrait tomber amoureux : Daphne (Joan Greenwood), la fille de M. Birnley, et Bertha (Vida Hope), la déléguée syndicale ; mais même si les deux feront preuve à quelques reprises de bienveillance envers lui, aucun amour véritable n’éclora jamais dans le courant du récit. Lorsque la dernière des deux tente de le retenir dans l’escalier alors qu’il veut aller annoncer la nouvelle de son invention, elle lui demande : « De quel côté es-tu ? » Il répond : « Du tien. Ils veulent tout cacher… » Elle réplique aussi : « Mais nous aussi ! » Un parallèle dérangeant, politiquement problématique sans doute, mais c’est bien là l’intérêt de ce film étonnamment moderne à l’heure où on n’a jamais autant parlé des théories de la décroissance.

 

Voir la bande annonce

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