Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Perlicules
19 octobre 2012

The Cremator : Du Dalaï-Lama à Dachau

Réalisateur : Juraj Herz

Pays : Tchécoslovaquie

Année : 1969

The Cremator

Fascinant ! Une découverte que je n’oublierai pas de sitôt ! The Cremator fait partie de ces films puissants, envoûtants, dont l’atmosphère et l’esthétique nous hantent longtemps après la fin de la projection. Premier film de Juraj Herz, encore étudiant à l’école de cinéma de Prague, il est tiré d’un roman de Ladislav Fuks et évoque la situation de la Tchécoslovaquie à l’aube de la Deuxième guerre mondiale, autour du personnage de Kopfrkingl, directeur de crématorium. Il s’agit d’un des derniers films de ce qu’on a appelé la Nouvelle Vague tchèque, renouveau du cinéma national qui cessera subitement au moment de l’intervention soviétique de 1968. Par chance, le LUFF a pu débusquer à Prague une bande 35mm directement sous-titrée en français (et réintitulée L’Homme qui Incinère les Cadavres), la France ayant été, semble-t-il, un des seuls pays étrangers où ce film est parvenu à s’exporter.

La première scène donne le ton : une famille au zoo, un monologue en voix off, des enfants agrippés aux barreaux dont on ne sait s’ils sont à l’intérieur ou à l’extérieur de la cage, des visages filmés en grand angle, des gros plans rapides et successifs sur la carapace d’un rhinocéros ou les écailles d’un crocodile entrecoupés de gros plans sur le front plissé du personnage principal, un autre personnage, M. Strauss, qui apparaît comme par magie dans un coin de l’écran au moment où on parle de lui, puis le générique de début, des visages plats qui se déchirent comme du journal, des jambes en papier découpé, un petit côté Man Ray. Tout le reste sera à l’avenant.

Kopfrkingl, le héros, est un bourgeois replet aux traits batraciens, qui se laisse peu à peu convaincre par certains de ses amis qu’il pourrait bien avoir du sang allemand dans les veines et qu’il a par conséquent tout intérêt à rallier le parti nazi local et à souhaiter la victoire du IIIème Reich en Europe. Mais son médecin, le Dr Bettelheim, est juif, plusieurs de ses collègues du crématoire le sont aussi, sa femme est à moitié juive, ses enfants le sont pour un quart, tout cela complique les choses et nécessite, selon ses camarades, une purge dans son entourage… Kopfrkingl, personnage complexe dont on ne sait trop s’il faut le considérer comme un bourgeois lambda préoccupé uniquement par sa réussite professionnelle ou un autiste autoritaire (ses monologues occupent bien les deux tiers de la bande son du film), tient aussi de l’exalté mystique : passionné par le Tibet et la théorie bouddhiste de la réincarnation, il se met à rencontrer son double vêtu en moine au fur et à mesure qu’il sombre dans la folie meurtrière et finit, à l’issue du film, par concevoir son crématoire (sorte de cartouche d’essai préfigurant les camps d’extermination hitlériens) comme une façon providentielle de se débarrasser des inadaptés à la vie nouvelle tout en les soustrayant à toute forme de souffrance.

The Cremator est un film indispensable pour qui s’intéresse à l’art subtil du montage. C’est, avec le cadrage (on trouve en effet des cas de “décentrage” visuellement très intéressants), un des aspects les plus originaux de l’œuvre. Beaucoup de gros plans sur les visages, filmés en contrechamp ou en grand angle, interrompus par des plans intercalaires troublants, des raccords inattendus qui nous font passer sans crier gare d’une scène à l’autre. Ainsi de cette scène d’un rituel religieux à la synagogue qui, par la succession rapide de quelques plans ambigus, nous amène à une scène d’orgie nazie avec prostituées et champagne : le propos est radicalement différent, voire opposé, mais la forme visuelle fait mine d’être la même pour mieux surprendre le spectateur. Herz recourt aussi à des plans intercalaires rapides pour évoquer ce qui se passe en imagination dans la tête du personnage : des plans où il s’imagine accrocher un tableau dans divers endroits de sa maison alors qu’en réalité il le tient encore à la main, des plans où il imagine une nébuleuse de prostituées nues alors qu’en réalité il est en train de signer son formulaire d’adhésion au NSDAP… Il y a un côté littéral, illustratif, dans ce recours aux plans intercalaires, comme lorsque Kopfrkingl cite différentes personnes de son entourage et qu’à l’évocation de leur nom Herz les fait apparaître, vus de dos puis se retournant brusquement, l’œil inquiet… Ou lorsqu’évoquant la nouvelle Europe et l’épuration apocalyptique qui s’y exercera, il cède la place, sur l’écran, à divers détails de peintures de Jérôme Bosch, dont L’Enfer et Le Portement de Croix. Et que dire de ce superbe plan séquence dans lequel, un peu comme s’il tenait lui-même la caméra, il suit son épouse à travers toutes les pièces de l’appartement ? Ce plan, partiellement repris dans la bande annonce, n’est pas sans évoquer les images de Catherine Deneuve errant elle aussi dans son appartement dans Répulsion de Polanski. Passages rapides, plans de coupe impromptus, répétitions des mêmes plans à différents moments, raccords audacieux, jeux visuels sur les symboles, The Cremator est un vrai cas d’école !

Seul bémol : on regrettera la traduction incomplète, lacunaire, des sous-titres français qui se contentent du strict minimum et sautent des phrases entières. Pour le reste, c’est là un film qui s’imprimera longtemps sur vos rétines, avec sa poésie morbide, ses scènes de foire, de train-fantôme, de bordel, de repas de famille, de matches de boxe et de fours crématoires. Un chef-d’œuvre du cinéma tchécoslovaque qu’il est impératif d’exhumer !

 

Voir la bande annonce

 

 

Publicité
Publicité
Commentaires
Publicité